Viveka

Notes de lecture: « Pourquoi les intellectuels se trompent » (S. Fitoussi)

Samuel Fitoussi construit un réquisitoire systématique contre ce qu’il appelle les erreurs des intellectuels. Son argument de fond est double :

(1) les intellectuels ne sont pas mieux armés que le commun des mortels pour appréhender la réalité (au contraire), d’autant qu’ils évoluent souvent dans des endroits clos, structurellement vulnérables aux égarements idéologiques ;

(2) leurs erreurs sont incomparablement plus dangereuses que celles du commun des mortels, car elles ont une inertie intrinsèque, et façonnent durablement les sociétés entières.

Le livre se veut un manuel de démontage des mécanismes cognitifs, sociaux et institutionnels qui permettent aux « fausses idées » de triompher malgré leur fausseté.

L’ambition est vertigineuse : expliquer pourquoi des civilisations, pourtant peuplées d’individus intelligents et bien intentionnés, et de mieux en mieux éduqués, peuvent basculer collectivement dans l’erreur pendant des décennies. De l’enthousiasme pour le communisme au déni des génocides, de l’eugénisme scientifique aux dérives contemporaines du « wokisme », Fitoussi cherche les invariants qui permettent à l’absurdité de devenir consensus… et les trouvent dans ceux qui pensent le réel et l’expliquent aux autres, moins instruits : les « intellectuels ».

Thèse centrale du livre en quatre mouvements

Mouvement 1 – Vulnérabilité cognitive : Les intellectuels ne pensent pas mieux que le commun des mortels. Leur intelligence amplifie même leurs biais : invulnérabilité à l’erreur, auto justification, conformisme tribal, cascades informationnelles. L’expertise sans feedback objectif produit autant d’erreurs que de vérités.

Mouvement 2 – Structures institutionnelles : Les milieux intellectuels (universités, médias, think tanks) sont des monocultures idéologiques où le conformisme est récompensé et la dissidence sanctionnée. Les mécanismes de sélection favorisent l’orthodoxie, la « doxa », sur la vérité.

Mouvement 3 – Dépendance au sentier : Une fois qu’une idée s’impose dans l’élite, elle crée sa propre dynamique : répétition médiatique, valorisation sociale, imitation des puissants. Quelques intellectuels assertifs peuvent orienter une société pour des décennies sans retour possible.

Mouvement 4 – Malléabilité et auto-alimentation : l’élite ne se contente pas d’influencer l’opinion, elle la crée, en définissant ce qui est vrai/faux, en contrôlant les cadres de référence de l’information, par la répétition et la posture morale. L’opinion publique résiste mal à des attaques insidieuses qu’elle  rationalise a posteriori (effet cliquet). L’idéologie s’auto-alimente en spirale.

Sa conclusion ? Pluralisme radical et interdiction de légiférer contre « l’erreur ». Pourquoi ? Trois raisons :

  1. Impuissance structurelle : la lutte contre la désinformation ne combat jamais les fake news les plus dangereuses (celles de l’élite, qui définissent la vérité)
  2. Risque de censure du vrai : historiquement, lutter contre l’erreur a signifié bâillonner Copernic, Galilée, Semmelweis, les dreyfusards, Simon Leys critiquant le maoïsme, Churchill avant-guerre
  3. Consolidation du consensus : combattre les idées « dangereuses » renforce le monopole idéologique de l’élite, précisément la situation la plus propice aux erreurs catastrophiques
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